« Dessiner pour résister »

6 dessinatrices face à la violence politique et patriarcale de leur pays. Une formidable série documentaire sur Arte ! Rencontre avec les productrices.

 

L’interview des deux productrices : Estelle Robin You de Grande Ourse films à Nantes et Hanne Phlypo de Clin d’oeil films en Belgique

 

De la Syrie à l’Inde en passant par la Russie, l’Égypte et le Mexique, la série documentaire Dessiner pour résister met en lumière les femmes dessinatrices à travers le monde, défiant les lignes rouges et les tabous de leur société. Chaque épisode plonge dans l’univers unique d’une dessinatrice, dévoilant non seulement les obstacles et dangers auxquels elle est confrontée, mais également son courage et son humour pour les affronter.

Six beaux portraits de femmes qui, à leurs risques et périls, opposent leurs dessins à la violence politique et patriarcale pour faire bouger les lignes.

 

La bande-annonce sous-titrée en français :

 

 

Égypte – La dessinatrice Doaa El-Adl

Réalisation : Nada Riyadh – à voir jusqu’au 19-05-2024

Dans une Égypte redevenue dictature militaire, qui bafoue plus que jamais la liberté des femmes, Doaa el-Adl, dessinatrice de presse célèbre dans tout le monde arabe, revisite vingt ans de son combat par l’image.

Encore petite fille, pour être admise au cénacle des hommes de sa famille et écorner leur privilège exclusivement masculin de commenter la politique, elle s’est obligée à lire Karl Marx, même si, alors, elle n’y a rien compris. Aujourd’hui quadragénaire, devenue l’une des très rares dessinatrices à s’être fait un nom dans la grande presse, non seulement dans son pays, mais aussi dans tout le monde arabe, l’Égyptienne Doaa el-Adl n’a jamais renoncé à exprimer son point de vue sur la société et ceux qui la dirigent. Mais dans une Égypte passée après la révolution confisquée de 2011 par la case islamiste, puis redevenue dictature militaire, où les libertés, en particulier celles des femmes, sont plus que jamais bafouées, elle le paie cher. Jour après jour, celle que les Frères musulmans, en 2013, ont accusée de blasphème, brave sa propre peur pour donner voix à sa colère. « Quand je dessine, l’énergie négative se mue en une forme de bonheur. » À défaut de s’expliquer la régression qui a remis les femmes du monde arabe à la merci de la violence masculine, elle oublie la pesanteur du quotidien pour rêver dans les cinémas du Caire, cette ville chérie qu’elle ne s’est jamais résolue à quitter, devant les images en noir et blanc d’un passé pas si lointain, où des actrices à la beauté radieuse tenaient fièrement le haut du pavé.

Humour du désespoir
Devant la caméra complice de Nada Riyadh, Doaa el-Adl confie d’une voix douce son accablement devant l’état des choses, tandis que ses doigts, sur le papier, expriment une révolte de plus en plus souvent en butte à la censure. Ce beau portrait la suit dans son quotidien, à sa table de travail, à son journal, avec ses proches, et plonge en parallèle dans ses dessins impressionnants d’audace et de talent, entre sarcasme et poésie, qui s’animent parfois pour adresser au désespoir un pied de nez plein de malice.

 

Syrie – La dessinatrice Amany Al-Ali

Réalisation : Alaa Amer et Alisar Hasan –  à voir jusqu’au 13-06-2024

Dans une ville rebelle au régime de Bachar el-Assad, une jeune dessinatrice syrienne tente d’imposer son art de la caricature politique. Un pari risqué dans un monde d’hommes en guerre.

Difficile de finir ne serait-ce qu’un dessin quand on habite Idlib, la dernière ville qui n’a pas été conquise par les troupes de Bachar el-Assad : les sirènes annonçant les bombardements de ses alliés russes fragmentent le quotidien et entretiennent le feu d’une inquiétude permanente. Pas étonnant que l’œuvre d’Amany Al-Ali, l’une des rares caricaturistes en Syrie, se nourrisse de ce contexte explosif, d’autant plus chargé que la région attise aussi les appétits des groupes salafistes. “Nous sommes seuls et oubliés de tous”, déplore-t-elle, amère. Si les planches de la jeune femme témoignent de la destruction, elles offrent aussi une visibilité à la vie sous influence des femmes subissant au quotidien l’ingérence des hommes. “Nous devons affronter les frappes aériennes, la société, le poids des coutumes et des traditions. Nous devons donc être fortes et déterminées.” Alors qu’elle donne des cours de dessin aux jeunes filles, et organise sa première exposition locale, Amany Al-Ali s’interroge sur son avenir, malgré la reconnaissance dont jouit son art. Parce qu’elle porte l’acidité de son crayon sur les plaies de son pays, elle est exposée, notamment sur les réseaux sociaux, à des menaces, des condamnations et des humiliations qui l’amènent à envisager de quitter la ville.

Le dessin comme exutoire
“S’ils me tuent, je serai toujours là car d’autres prendront le relais.” Ce film part à la rencontre d’une artiste courageuse pour qui, finalement, résister c’est exister. Car pour Amany Al-Ali, tout est question de survie : physique, entre les bombardements et les milices islamistes, et artistique, avec ce statut de femme caricaturiste difficile à porter. Consciente de remettre en question les systèmes patriarcaux, elle ne recule pas devant le danger, bien qu’épuisée et hantée par des traumatismes personnels. S’il l’expose en première ligne sur la place publique, le dessin devient ainsi pour la jeune femme tout à la fois un exutoire à ses angoisses et le biais pour les conjurer.

 

Russie – La dessinatrice Victoria Lomasko

Réalisation : Anna Mosienko    à voir jusqu’au 11-04-2024

À travers ses dessins, elle donne voix et visage à l’opposition à Poutine : portrait de l’artiste russe Victoria Lomasko, de sa vie de dissidente à Moscou jusqu’à son exil forcé à Bruxelles après l’invasion de l’Ukraine.

Née en 1978 à Serpoukhov, une petite ville à une centaine de kilomètres de Moscou, Victoria Lomasko s’est construite dans la résistance à l’oppression. Fille unique d’un père violent, peintre officiel au service du régime soviétique brisé par l’écroulement progressif de son monde, elle a placé l’engagement féministe et démocratique au centre de son œuvre, faite de dessins, de gravures et de peintures. Par son art graphique tout en finesse, elle donne voix et visage à l' »autre » Russie, celle que Vladimir Poutine a réprimée avec une violence croissante, jusqu’à la museler totalement après l’invasion de l’Ukraine. De sa vie moscovite à une visite à ses parents, restés à Serpoukhov, de la fraude électorale massive de 2021, contestée dans la rue, à sa fuite précipitée au printemps 2022, quelques semaines après le déclenchement de la guerre, la réalisatrice Anna Mosienko l’accompagne dans une enquête entre singulier et collectif, qui relie la violence masculine à celle de l’État et la renvoie à sa propre enfance hantée par la peur, mais aussi par la révolte.

Battements d’aile
« Être partout à cette époque et nulle part aujourd’hui… » : depuis ses 20 ans, Victoria Lomasko a vu progressivement se refermer, sous l’égide d’un régime autoritaire devenu dictatorial, tous les espaces de cette liberté qu’elle n’a cessé de magnifier. Dans ce portrait sensible, à son image, qui entremêle ses dessins délicats aux prises de vues réelles, on la voit composer peu à peu, depuis son exil bruxellois, une fresque où elle exprime à la fois son désespoir face au présent et son refus de la défaite, au travers d’activistes-papillons dévorés par les flammes de la répression. « Je me sens moi-même comme un papillon aux ailes brûlées… » Mais Victoria Lomasko, que l’on a vue dans le film tour à tour tranquillement intrépide, et anéantie par les événements du tragique hiver 2022, dessine plus que jamais. Son livre La dernière artiste soviétique est paru aux éditions indépendantes The Hoochie Coochie.

 

Inde – La dessinatrice Rachita Taneja

Réalisation : Sama Pana    à voir jusqu’au 30/01/2027

En Inde, critiquer l’autoritaire Narendra Modi et les dérives de l’État peut s’avérer dangereux. Portrait sensible de la jeune dessinatrice en ligne et chroniqueuse politique Rachita Taneja, en attente d’un procès pour avoir ironisé sur les institutions de son pays.

“Beaucoup de gens supposent que je suis un homme parce que je donne mon avis sur la politique.” Qu’elles concernent sa vie privée ou un supposé financement caché par les partis d’opposition indiens, les rumeurs ne manquent pas autour de Rachita Taneja. Preuve que cette jeune autrice de la bande dessinée en ligne Sanitary Panels dérange. Dans un contexte de censure et de polarisation entre les communautés hindoues, musulmanes et chrétiennes, la dessinatrice n’hésite pas à griffer “l’idéologie des hommes puissants et de leur chef suprême”, le Premier ministre Narendra Modi. À travers ses personnages en bonshommes bâtons devenus très populaires auprès des jeunes, elle commente sur un ton caustique l’actualité sociopolitique et stigmatise les dérives autoritaires de son pays, ce qui lui vaut de se retrouver en ligne de mire du pouvoir. À tel point que, pour avoir caricaturé la Cour suprême, celle qui compte 130 000 abonnés sur Instagram et 42 000 sur X est inculpée pour “outrage, provocation et insulte”. Attendant son procès avec angoisse, Rachita Taneja reste toutefois déterminée à suivre le chemin qu’elle s’est tracé : “Mes dessins naissent d’un sentiment de colère. Quand je suis témoin de quelque chose qui me paraît injuste, j’en fais une BD.”

Redoubler de prudence
Selon Reporters sans frontières, l’Inde, se classe au 161e rang sur 180 pour la liberté de la presse. L’ombre de cet autoritarisme plane sur le documentaire dont Rajita et la réalisatrice Sama Pana se demandent jusqu’à quel point il sera impacté par la censure. “Comment la plus haute juridiction de la plus grande démocratie du monde peut-elle s’en prendre à mes bonshommes ?”, s’interroge la chroniqueuse. De plus, menacée sur les réseaux sociaux de viol, de mort et de violence envers ses proches, elle doit désormais redoubler de précaution pour chacun de ses dessins, sans pour autant succomber à l’autocensure. Ponctué de séquences où les strips de Rajita s’animent avec malice, ce film sensible suit au plus près cette résistante dotée d’un grand sens de l’humour et d’une franchise inébranlable. Et si les lourds nuages qui s’amoncellent au-dessus d’elle – et de la tablette avec laquelle elle croque ses personnages d’un geste vif et assuré – assombrissent son humeur, ils rendent son regard encore plus clairvoyant.

 

Mexique – La dessinatrice Mar Maremoto

Réalisation : Karen Vasquez Guadarrama    à voir jusqu’au 30/01/2027

Mar Maremoto est une artiste queer et punk, à l’énergie débordante. Son travail est vif et chargé en émotions, ses dessins et fresques murales saisissantes. Elle explore avec courage les multiples répercussions du machisme, l’angoisse du fat-shaming ou la difficulté de ne pas se conformer aux normes sociétales.

Au Mexique, les chiffres des violences faites aux femmes sont consternants : chaque jour dix femmes se font assassiner, et durant les six dernières années, le nombre de femmes disparues a triplé́. Selon les statistiques officielles, en 2022 il y a eu 3 754 femmes et jeunes filles assassinées et seulement 947 de ces crimes ont fait l’objet d’une enquête pour féminicide.

Dans un pays où le débat public, quand il porte sur la violence ou la sécurité, s’intéresse avant tout aux affaires de drogue, des artistes comme Mar Maremoto veulent faire entendre cette violence grandissante et trop longtemps banalisée. Sur son compte Instagram où elle publie son travail, elle crée un lieu de discussion sécurisant pour son public. Mais elle veut aller plus loin. Dans ce documentaire, Mar s’engage auprès des victimes : elle cherche à comprendre quelles sont les répercussions des violences qu’elles ont subies, comment elles s’en sortent, quelles voies d’autodéfense elles mettent en place. Mais surtout le film veut dénouer les raisons qui se cachent derrière ce nombre si important de féminicides et explore les possibilités de changement.

Source textes et vidéos : Arte (avec l’aimable autorisation)

 

L’interview des deux productrices : Estelle Robin You de Grande Ourse films à Nantes et Hanne Phlypo de Clin d’oeil films en Belgique

Une interview réalisée par Anne Greffe

 

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